Aïcha Ech-Channa, Telquel N°396, interview intégrale

Jeudi 5 Novembre 2009


Par Youssef Aït Akdim“Tout le monde m’appelle maman”
Aïcha Ech-Channa,
Présidente de Solidarité féminine (AFP)


Antécédents

1941. naissance à Casablanca
1945. perd son père
1960. infirmière diplômée d’Etat
1985. crée l’association Solidarité féminine
1996. publie Miseria (éd. Le Fennec)
2000. accusée par des imams d’“encourager la prostitution"
2005. Lalla Salma inaugure le hammam de Solidarité féminine
2009. nominée pour l’Opus Prize


Le PV
Aïcha Ech-Channa est une pro de l’interview. Elle peut vous citer un verset du Coran en français, en vous proposant une corne de gazelle, sans se départir de son sourire de mamie. Elle regarde Al Khayt Al Abyad mais, par respect de la vie privée, elle dit ne pas aimer les “shows à l’américaine”. Pourtant, à Minneapolis, le 4 novembre, elle sera aux premières loges pour l’Opus Prize. Si elle le remporte, Aïcha Ech-Channa recevra 1 million de dollars. Promis, l’argent sera reversé à l’association. Depuis des années, Hafida Elbaz la tanne pour transformer son association en fondation portant son nom : “Si je me présente comme la présidente de Solidarité féminine, j’ai droit au mieux à un ‘ah’ dubitatif. Mais dites Aïcha Ech-Channa et vous verrez”.

Smyet bak ?
Saïd Lahmamdia.

Ce n’est pas Ech-Channa ?
C’est le nom de mon mari. C’est plus pratique quand on m’attaque. Au moins, on laisse tranquille le nom de mon père.

Passons. Smyet mok ?
Rahma Serroukh.

Nimirou d’la carte ?
B 87 527. Au Maroc, on le connaît par cœur car nous sommes tous des immatriculés.

Comment vous appelle-t-on ? Mère Ech-Channa ? Sœur Aïcha ? L’hajja ?
Tout le monde m’appelle maman, “Mouy”. ça date du début des années 1970. A l’époque, les prisonniers à qui je rendais visite m’appelaient “Mouy L’Hajja”. ça me vexait un peu, vu que j’avais 29 ans à peine. J’imagine que je représentais une présence maternelle.

Et aujourd’hui ?
Pas plus tard qu’hier, j’étais à un hommage organisé par une jeune association de Kenitra. Un petit bout de chou a lu un discours : “Maman Ech-Channa, quand je serai grande, je veux être comme toi”.

Il paraît qu’il y avait des barbus à cet hommage. Ils fricotent avec vous maintenant ?
Il y avait l’adjointe du président PJD du conseil municipal de Kénitra, Abdelaziz Rebbah. Elle s’est engagée à aider des associations. Disons que ça fait sourire, avec le recul. Les choses bougent.

C’est quoi votre histoire avec les prisons ?
J’ai une peur bleue des prisons. ça date de 1972, l’époque où j’ai rencontré les trois prisonnières gauchistes, dont Saïda Mnebhi.

Quel souvenir gardez-vous d’elle ?
Mnebhi avait toujours des gros livres, elle appartenait à un monde que je ne comprenais pas. Elle m’avait écrit un appel à l’aide pour une ex-petite bonne, en prison pour vol.

Pourquoi dites-vous “un autre monde” ?
Je ne comprenais rien à ces gens qui refusaient de sortir de prison sans leurs camarades. Quand Saïda passait en jugement, je lui disais : “Dis-leur ce qu’ils veulent entendre”. Elle ne m’a pas répondu, m’a juste souri. J’étais ingénue.

Vous n’avez jamais eu peur d’aller en prison ?
Pour être honnête, j’ai toujours peur. J’ai vu en prison des choses que je n’aurais pas connues en tant qu’assistante sociale. J’y ai attrapé les germes de l’engagement. Mais il y a encore cette angoisse qui me prend au ventre.

Aujourd’hui, vous pensez avoir plus confiance en l’autorité ?
Je suis incapable d’aller toute seule au tribunal, l’avocat de l’association m’accompagne toujours.

Vous êtes une incorrigible optimiste ?
Chaque être humain a en lui une petite flamme, sur laquelle on peut souffler. En 1999, j’ai été reçue par Abdelkbir M’daghri Alaoui, ministre des Affaires islamiques : “Alors, racontez-moi”. Je découvre en lui cette petite flamme. Après l’entrevue, il m’a remis un chèque de 100 000 dirhams pour l’association.

ça ne vous pas protégée des attaques en pleine polémique sur la Moudawana…
En 2000, j’ai donné une interview à la chaîne Al Jazeera. J’y ai raconté le travail de Solidarité féminine. Le journaliste était très ému. Je n’aurais jamais imaginé la violence des accusations qui ont suivi. Mon entourage me l’a caché. J’ai su plus tard que des imams intégristes appelaient à me punir.

Comment avez-vous réagi ?
Sur le moment, j’en ai perdu la voix. J’ai voulu tout arrêter, le soir mêm. Des amis m’ont appelée de partout pour me rassurer. Christine Daure était à Mohammedia : “A mon âge, tu veux m’obliger à me déplacer ?” Il y a eu un sit-in devant le siège de l’association. C’est la première fois qu’on m’a fait comprendre que je ne m’appartenais plus. Zoulikha Nasri (conseillère royale) m’a dit : “Tu n’es pas seule. Tout le pays est derrière toi”.

Avez-vous réussi à dépasser l’hostilité des islamistes ?
Il y a un an, Abdelilah Benkirane est venu me voir. Il m’a donné l’accolade : “Qui t’a dit que nous t’avions insultée ?” Je lui ai répondu que je n’avais jamais nommé le PJD. Je n’ai pas de couleur politique, qu’on me laisse travailler c’est tout.

L’Etat a-t-il assez progressé ?
Le Maroc a pris beaucoup de retard. Les lois ne changeront pas les mentalités. En 2001, le roi a reçu une quarantaine d’associations. Il l’a dit texto : “Seul, je ne peux pas changer les choses”.

La sociologue Fatima Mernissi dit qu’elle “a peur de vous”. Jouez-vous de la mauvaise conscience pour sensibiliser les autres ?
Je l’ai compris le jour où les médias m’ont ouvert leurs colonnes et leurs micros. Si je suis nominée pour l’Opus Prize, c’est bien que ça marche.

Quel est votre secret avec les bonnes sœurs ?
Il n’y en a pas. J’ai rencontré des catholiques très tôt. J’ai cofondé Solidarité féminine avec Sœur Marie-Jean. La communauté chrétienne a toujours été présente sur le terrain social.

C’est vrai que vous êtes une fan de la Vierge Marie ?
J’ai eu un jour une vision de la Vierge Marie. Elle était attaquée par des hommes en colère. Je la protégeais de mes bras, mais sans la toucher. Elle me lança une poignée de terre au menton. J’ai demandé à des religieux chrétiens et à un alem de la Qaraouiyine de m’expliquer cette vision, ils m’ont donné la même interprétation : poursuivre ma mission.

Il vous arrive de croiser des femmes ou des enfants que vous avez aidés ?
Tout le temps. Au départ, j’étais déçue que certaines filles ne me saluent pas. J’ai fini par développer une forme d’amnésie. Je ne force pas les gens à venir me parler. Oublier fait partie de leur thérapie.

Etes-vous pour ou contre la légalisation de l’avortement ?
C’est un problème grave. Je pense que ce doit être un acte médical, sérieusement réfléchi par la femme qui veut le subir. C’est un geste qui a toujours des conséquences dramatiques. Mais je suis contre l’avortement clandestin. Il faut un débat serein sur la question.

Monsieur Ech-Chenna vit bien le fait de porter “votre” nom ?
Pour rire un jour, mon mari m’a dit que j’aurais mieux fait d’être bonne sœur. ça lui aurait épargné pas mal de problèmes. Une autre fois, nous nous sommes perdus en pleine campagne sur la route de Fqih Ben Saleh. Il a explosé : “Qu’ai-je fait au bon Dieu pour rencontrer la mère de tous les bâtards de Casa ?”. C’était juste sous le coup de la colère, sa mère aidait déjà les femmes célibataires dans la vieille médina de Casablanca.